CHAPITRE XXIV
Les officiers assemblés se levèrent quand Rachel Shu entra derrière Howell dans la salle de conférence. Plus d’une paire d’yeux brillait d’appréhension, car l’officier du Renseignement venait tout juste de rentrer d’une rencontre avec le dernier messager de Contrôle, et le personnel d’Howell n’était que trop conscient des pertes qu’il avait subies sur Manille.
Le contre-amiral prit place comme d’habitude en tête de table, regarda s’asseoir ses subordonnés et fit un signe de tête à Shu. « Très bien, capitaine. Venez-en au fait.
— Oui, amiral. » Shu s’éclaircit la voix, posa un calepin sur la table et en alluma le petit écran. « Tout d’abord, Contrôle nous décerne à tous un satisfecit pour l’opération de Manille. » Des soupirs de soulagement se firent entendre tout autour de la table et Howell eut un sourire désabusé. « Il déplore nos pertes mais, compte tenu des circonstances, comprend qu’elles soient si élevées. Et, apparemment, nos deux objectifs, primaire et secondaire, ont été parfaitement atteints. »
Elle s’interrompit et Howell perçut comme un léger brouhaha de plaisir qui faisait le tour de la table. Combien de ces officiers avaient-ils réellement consacré quelques heures à réfléchir à ce qu’ils avaient fait ? se demanda-t-il. Pas beaucoup… voire aucun. Lui, en tout cas, avait assurément évité d’en ranimer le souvenir, encore que ça devenait de plus en plus difficile. Ça se passait souvent ainsi. Il avait fait certaines choses pour la Couronne qu’il s’efforçait tout aussi âprement d’oublier. Ce n’était guère différent en l’occurrence, se persuada-t-il en feignant de ne pas s’apercevoir qu’il se mentait à lui-même.
Évidemment, une bonne partie du plaisir qu’ils éprouvaient tenait à ce qu’ils s’étaient attendus à une réprimande. Rien de tel qu’une tape dans le dos quand on a escompté une mornifle. Cela au moins ne différait guère de la Flotte.
Il laissa perdurer un instant les murmures puis martela le dessus de la table de ses jointures. Le silence retomba et il fit de nouveau signe à Shu.
« Une première évaluation des données collectées indique que nous avons probablement extorqué à Manille davantage que ce que nous aurions obtenu d’Élysée, poursuivit le capitaine Shu en reprenant son calepin en main et en appuyant sur la touche “avance” pour afficher l’écran suivant. Et ceux qui nous financent en sont enchantés. Contrôle m’a priée de vous annoncer à tous que leur soutien s’est de nouveau raffermi et que la plupart d’entre eux sont désormais convaincus que nous savons ce que nous faisons.
» Dans un autre registre, l’attaque contre Manille semble avoir produit l’effet escompté au sein du Sénat et du ministère. Contrôle ne tenait manifestement pas à le déclarer de but en blanc, mais il semble persuadé que, sur la Vieille Terre, tant les services de renseignement de la Flotte que ceux de la Spatiale sont parvenus aux conclusions que nous souhaitions, et que, d’autre part, la pression exercée par le Sénat s’accentue de jour en jour. Mieux, l’opinion publique dans ce secteur commence à prendre très bonne tournure. Parler de “panique” serait encore exagéré, mais l’anxiété gagne rapidement, en même temps qu’une impression sans cesse croissante de l’impuissance du gouvernement impérial. »
Shu appuya de nouveau sur la touche “avance” et s’autorisa un petit froncement de sourcils.
« Nous nous heurtons malgré tout à une complication imprévue. Apparemment, l’une des victimes qui ont trouvé la mort sur Manille serait Arlen Monkoto, le frère de Simon. » À la mention de ce nom, Howell se redressa légèrement et constata que d’autres l’imitaient. Shu s’en aperçut aussi et son sourire se fit glacial. « Nous connaissons tous la réputation de Monkoto, mais, même s’il savait où nous trouver, son armée ne pèse pas lourd face à la nôtre. Le problème, c’est qu’il rappelle à nombre de ses confrères qu’ils ont une dette envers lui, et ce qui s’est passé à Manille a suffisamment irrité la plupart d’entre eux pour qu’ils envisagent de se joindre à lui, même s’ils ne lui doivent rien. Tous ensemble, ils pourraient sans doute lever une armée indépendante qui représenterait pour nous une menace et, dans la mesure où ils sont indépendants, Contrôle pourra plus difficilement les surveiller que la flotte d’El Greco. Cela dit, d’un autre côté, ce sont des indépendants. Leur flotte constitue tout leur actif et ils ne peuvent pas indéfiniment l’immobiliser pour une telle opération philanthropique.
— Quelles sont les chances pour qu’El Greco règle la facture ? demanda Alexsov.
— Indéfinissables. Les mercenaires de l’envergure de Monkoto vendent normalement très cher leurs services, mais les circonstances n’ont rien d’ordinaire. J’ignore comment réagiront les autres, mais les Cinglés opteront sans doute pour un remboursement de leurs frais, sans prendre de bénéfices, ce qui les rendrait extrêmement intéressants aux yeux d’El Greco. Mais ça pourrait aussi jouer en notre faveur. S’ils signent avec El Greco, les Elgreciens leur imposeront une stratégie globale. Dans des circonstances normales, ça accroîtrait encore leur dangerosité ; en l’occurrence, compte tenu du nouveau partenariat de l’Empire et d’El Greco, ils n’en seraient que plus faciles à surveiller – et à esquiver. »
Alexsov hocha pensivement la tête et Shu haussa les épaules.
« Contrôle ne s’en inquiète pas trop pour l’instant. Comme je l’ai dit, même s’ils parvenaient à réunir assez de puissance de feu pour nous nuire, il faudrait d’abord qu’ils nous trouvent. Ça me paraît bien peu vraisemblable, mais Contrôle ne veut pas prendre de risques. Il souhaite que nous délocalisions le plus tôt possible le site d’AR-12 pour nous éloigner d’El Greco.
— C’est raisonnable, convint Howell. Et, si Monkoto reste le plus gros souci de Contrôle pour le moment, nous sommes plutôt bien partis, me semble-t-il.
— Ça l’est et ça ne l’est pas, déclara Shu. Contrôle procède à un recrutement pour pallier nos pertes de Manille, et il a réussi à dénicher deux croiseurs de combat pour remplacer le Poltava. » Howell poussa un grognement. Fournir un équipage à deux autres de ces vaisseaux risquait d’affaiblir leurs rangs, mais la force de frappe contrebalancerait largement cet inconvénient.
« Entre-temps, toutefois, Contrôle devra lui-même se cantonner à proximité de Soissons, parce que c’est la zone qui pose pour l’instant les problèmes les plus délicats. En particulier Mcllheny, qui semble plus proche de la solution que nous ne le souhaiterions. Selon le courrier de Contrôle, il promet en ce moment même d’adresser un rapport hautement significatif à l’amiral Gomez et au gouverneur Treadwell. Contrôle n’a pas pu retenir la navette d’expédition, si bien que nous ignorons de quoi il retourne exactement, mais il m’a assuré qu’il était prêt à affronter le problème, quel qu’il soit. S’il a raison – et c’est habituellement le cas –, notre seul autre souci sur place sera l’amiral Gomez. Elle n’a pas trop insisté et accepté la proposition de Treadwell d’unités plus lourdes, ce qui, pour son plus grand soulagement, devrait partiellement alléger la pression. » Shu haussa encore les épaules. « S’il en est ainsi, nous devrons tout simplement passer au plan B et l’éliminer. Nous envisageons plusieurs solutions à cet effet, mais Contrôle penche pour nous fournir son itinéraire. Elle devrait voyager à bord de l’Antietam avec une escorte réduite au minimum pour favoriser sa vélocité ; s’il parvient à nous faire passer son plan de vol, nous pourrons l’intercepter et la liquider. Ce serait la solution idéale à bien des égards, compte tenu de sa popularité au sein de la Flotte. Non seulement nous nous débarrasserions d’elle, mais nous en ferions une martyre, en offrant ainsi à la Flotte une nouvelle raison de se lancer aux trousses de méchants pirates. »
Le sourire de Shu était des plus sardoniques et Howell réprima un frisson intérieur. Il avait servi sous les ordres de Gomez et, s’il admettait volontiers qu’elle devait être éliminée, il n’était pas pressé d’en venir là. Contrairement à Shu, de toute évidence. Il ignorait si elle avait une raison personnelle de haïr Gomez ou si, tout simplement, l’idée de profiter de la mort d’un ennemi pour parvenir à ses fins la séduisait par son efficacité professionnelle nette et définitive, et, très sincèrement, il préférait ne pas le savoir.
« Très bien, déclara-t-il en interrompant lui-même sciemment le train de ses pensées. Qu’est-ce que Contrôle avait à dire de notre rafle matérielle sur Manille ?
— Beaucoup, amiral. Au demeurant, c’était le point que je comptais aborder ensuite. » Shu compulsa prestement ses écrans de données puis hocha la tête. « La quantité l’a légèrement étonné et, bien entendu, nous manquions de moyens pour transporter directement un chargement non virtuel dans les secteurs du Noyau. En outre, nos financiers nous avaient très spécifiquement priés de ne rien leur faire parvenir de tel. Contrôle les croit assez peu enclins à souhaiter héberger dans leurs labos du matériel expérimental ou des équipements dont on peut aisément retracer l’origine, sans rien dire des risques d’une interception sur le trajet.
— Il voudrait donc qu’on balance tout ? s’étonna Henry d’Amcourt. Amiral… ce serait jeter un milliard de crédits par le sas !
— Je n’ai jamais dit cela, Henry. » Shu détestait les interruptions presque autant que Henry lui-même et sa voix était glacée, mais Howell comprenait les inquiétudes de son bosco. Les navettes rescapées étaient rentrées bourrées à bloc d’une richesse imprévue en cultures de tissus et animaux de laboratoire, sans compter tout un arsenal avancé de virus capables de clonage génétique et un équipement pour lequel les chercheurs de la plupart des mondes dissidents auraient sans doute tué père et mère. Henry se souciait moins de la perte en argent que de celle de l’énorme potentiel en fournitures et munitions correspondant.
« Très bien, Rachel, s’interposa diplomatiquement l’amiral. À vous entendre, je déduis que Contrôle avait une solution bien précise à l’esprit.
— En effet, amiral. » Shu se tourna vers lui, présentant fortuitement son dos à d’Amcourt, qui se contenta de sourire. « Il suggère que nous procédions à la distribution de ce trésor de guerre par l’entremise de Wyvern – et, de préférence, à travers une série de sociétés écrans interdisant de remonter directement jusqu’à nous, mais garantissant qu’une partie au moins refasse surface dans le secteur franconien et, si possible, dans le macédonien.
— Oh ? » Howell se rejeta en arrière en souriant et Shu opina.
« Exactement. Nous pourrons ainsi réaliser dans la transaction soixante-dix pour cent environ de sa valeur sur le marché légal, ce qui devrait satisfaire certains d’entre nous… (elle avait pris bien garde de ne pas regarder d’Amcourt) mais il aimerait surtout qu’on puisse en repérer une partie aussi loin que possible des secteurs du Noyau. »
Howell hocha la tête. Jeter en pâture au ministère de la Justice ou à son équivalent sur un monde dissident un butin de quatrième ou cinquième main détournerait l’attention de leurs véritables financiers, tout en enfonçant une épine dans le flanc de la Macédoine. Ils cherchaient précisément un moyen de faire croire au monde que les « pirates » s’intéressaient désormais aux voisins du secteur franconien. Mais, compte tenu de la haute valeur de cette cargaison particulière, il faudrait procéder avec la plus extrême prudence. Il jeta un coup d’œil vers Alexsov.
« Greg ? Quintana peut-il s’en arranger ?
— Il me semble, répondit Alexsov après quelques instants de réflexion. Il réclamera sans doute une plus grosse part s’il doit brûler un de ses clients pour ce faire, mais il marchera. Et il dispose assurément des contacts et de l’organisation requis. »
Howell joua un moment avec son stylet puis hocha la tête. « D’accord. Mais je tiens à vous voir régler ça vous-même, Greg. Il est d’ailleurs amplement temps que vous rendiez personnellement visite à Quintana, n’est-ce pas ?
— Oui, amiral. Je peux emprunter une navette d’expédition et mettre tout en branle avant l’arrivée du transport.
— Je ne pense pas, maugréa Howell. Je n’avais pas réfléchi à l’utilité de cette manœuvre avant que Contrôle n’en souligne la portée, mais il a tout à fait raison. Donc aucun faux pas ne sera toléré. Je veux que des dispositions soient prises et qu’on procède à une triple vérification avant même de livrer la première fiole de cette cargaison à Quintana. Et je ne veux pas non plus que vous vous baguenaudiez dans une navette d’expédition désarmée. Prenez une des boîtes en fer-blanc, réglez-moi tout ça et rejoignez-nous ensuite au rendez-vous d’AR-12.
— Si vous le dites, amiral. Mais dois-je vraiment rester si longtemps absent ?
— Je crois que nous nous débrouillerons. Contrôle ne nous a pas encore désigné notre prochaine cible, et, de toute façon, c’est là-bas que nous recevrons son courrier suivant. Vous devriez être rentré à temps, très largement, pour coordonner la prochaine opération.
— Oui, amiral. En ce cas, je peux partir dans l’après-midi. »